mardi 29 septembre 2020

Ernest Delahaye et les "aventures espatrouillantes du voyageur toqué" : de la rimbaldo-fiction avant l'heure


 Ernest Delahaye, auteur des « aventures espatrouillantes du voyageur toqué » et de la première œuvre de rimbaldo-fiction.

 

On peut considérer que les « aventures espatrouillantes du voyageur toqué » racontées en dessins par Ernest Delahaye, auteur de l’expression, par Paul Verlaine et Germain Nouveau, en 1875 et au cours des années où on a perdu de vue le poète et voyageur, doivent être considérées comme la première oeuvre de rimbaldo-fiction.

L’ami de Rimbaud, Ernest Delahaye (1853-1930), auteur d’ouvrages posthumes et tardifs sur son compagnon d’adolescence, a sans doute réalisé du vivant du poète, à son corps défendant, à travers ses dessins et caricatures, un ensemble montrant souvent un Rimbaud rêvé et fantasmé, avec les participations plus rares de Verlaine et de Germain Nouveau. Delayaye fut un intermédiaire toujours patient, compréhensif et dévoué entre les trois poètes Rimbaud, Verlaine et Germain Nouveau.   

Ces dessins sont d’autant plus précieux qu’ils concernent surtout la période des errances européennes, l’aventure javanaise et d’autres, prétendument africaines, période mal connue du fait qu’après l’affaire de Bruxelles et l’emprisonnement de Verlaine, les témoignages et les courriers se raréfient.

C’est pourquoi Verlaine et Delahaye, dans leur correspondance dont Verlaine a davantage gardé les dessins que le texte, illustrent, souvent avec talent, les tribulations imaginaires ou réelles de leur ami dont ils sont souvent sans nouvelles.

Le ton est souvent caricatural, voire cruel (en tout cas très différent du ton des ouvrages laudatifs ultérieurs) et les termes utilisés pour désigner Rimbaud, l’absent, sont révélateurs : le philomathe et l’herboriste, Homais, l’Œstre [mouche parasite], l’homme à la grammaire espagnole, le voyageur toqué, l’Autre, la sale bête, l’Homme, le Sénégalais, Homais, Chose, Lui, Machin… (Seul, Germain Nouveau, brisant ce faux tabou, appelle Rimbaud par son nom).         

C’est Verlaine qui commence mais Delahaye fournit la série la plus intéressante et la moins caustique des aventures plus ou moins imaginaires du vagabond Rimbaud à l’époque où il est difficile de le suivre tant il a la bougeotte. Ces dessins classés par André Breton et Ernest Delahaye sont conservés à la Bibliothèque parisienne Jacques-Doucet, le grand  couturier Jacques Doucet ayant acheté ces dessins à Laurent Tailhade, lui-même acheteur des dessins auprès de Verlaine.

Quatre dessins de Delahaye montrent son ami à Charleville., un autre à Marseille en 1875, complètement dénué de ressources, recueilli par un gras « capucin folâtre » Au cours de la fin de cette même année 1875, on sait que Rimbaud, victime de violents maux de tête après la mort de sa jeune sœur Vitalie, se tond le crâne. Delahaye le représente de profil, le crâne rasé, oblong et irrégulier. C’est le célèbre dessin très réussi de « la tronche à Machin ». 


Dessin tiré de l'album Autour de Rimbaud Gallimard 1949

L’un des meilleurs dessins est sans doute celui qui présente « Le Nouveau Juif errant » Rimbaud, quittant la Forêt Noire tel un géant aux bottes de sept lieues, avec son chapeau haut-de-forme cabossé, après son expulsion de Vienne en 1876, alors qu’un cocher l’avait volé, pour rejoindre Charleville à grandes enjambées au milieu des paysans et des Prussiens casqués. De sa poche dépasse un « passe-porc » et devant lui vole un « hanneton colossal attaché à la pipe par un fil. » Verlaine a également croqué la même mésaventure en représentant Rimbaud nu comme un vers avec, pour tout bagage, la pipe à la main. Ces Darenières nouvelles sont accompagnées d’un « Vieux Coppée » ironique.     

Même les faits réellement passés sont restitués avec plus ou moins de fantaisie et de vraisemblance.

En 1876, l’engagement de Rimbaud dans l’armée néerlandaise et le voyage à Java furent longtemps énigmatiques. Heureusement, la « débauche illustratoire » de Delahaye comble un peu ces vides. Puisque le bateau longe l’Afrique, Delahaye dessine « Un missionnaire qui vient de Charleville », au cours d’une farandole endiablée, une bouteille d’eau-de-feu à la main et flanqué d’un dictionnaire « hottentot ». Au dos de ce dessin apparaît « Rimbaud chez les Cafres », un anneau à l’oreille, le nez percé d’une flèche et le corps tatoué. Dans un ballon, il s’écrie : « Ces Cafres, encore de fameux bassins !... » En 1876, Verlaine dessine aussi Rimbaud en Canaque tatoué.

Inspiré par une dessin de Humbert dans La Lanterne de Boquillon, Delahaye dessine Rimbaud, considéré comme un Sénégalais, en « Roi des sauvages » très jeune, fumant sa pipe assis sur son trône, les genoux repliés, une couronne sur la tête et gardé par un sauvage muni d’une lance, tandis que deux indigènes sont couchés, ventre à terre, prosternés devant lui.             

Sur des dessins aujourd’hui en mauvais état, Delahaye montre encore Rimbaud traversant la jungle de Java lorsque le mercenaire a déserté de l’armée coloniale néerlandaise en 1876. On voit le bateau [Prins van Oranje] pris dans la tempête et, en dessous, sur la même page, Rimbaud est attablé avec Delahaye qui lui demande : « Quand repars-tu ? » « Aussitôt que possible » répond l’homme au chapeau. Un dessin plus surprenant le montre en août 1877 sur le 70e parallèle, chaudement vêtu, chaussé de patins à glace, trinquant avec un ours polaire, chacun tenant un verre d’absinthe. Dans un ballon, il s’exclame : « Oh la la !... C’est plus des Javanais qu’il me faut !... » Peut-être Delahaye situe-t-il cet épisode pendant une supposée tournée avec le cirque Loisset.  



Dans le documentaire intitulé Prélude au grand départ. À travers les dessins de Verlaine, Nouveau et Delahaye, réalisé en 2006 à la Bibliothèque Jacques-Doucet, Yves Peyré, directeur à l’époque de cette Bibliothèque littéraire, présente un dessin énigmatique et surprenant, daté de 1877.

Sur le verso d’une lettre de Delahaye adressée à Verlaine figure un dessin solidement construit, mesurant 132 millimètres sur 205. (C’est le dessin n° 45, intitulé « L’été ». En haut à droite figure les références 7203-197)

Dans l’essentiel de l’image apparaît, assis en pleine nature au bord de l’eau, un géant nu, aux cheveux longs, au torse velu, plutôt débonnaire, entouré d’une multitude d’insectes, de quelques libellules et papillons,   



Entre ses jambes écartées, un personnage debout, couvert d’un  chapeau, en redingote pourrait être Rimbaud. (Mais il semble porter un monocle ou des lunettes et son nez et son menton pointus ne correspondent pas aux représentations habituelles qu’on fait de lui.)   Puisqu’il tient sur son bras gauche un grand mouchoir, va-t-il se moucher, s’essuyer le visage ou, comme le croit Yves Peyré,  récupère-t-il  des insectes ? Rimbaud n’est plus un géant mais un simple bourgeois.




Dans le dessin apparaissent encore une maison (qui ne ressemble guère à la ferme de Roche), des paysans munis d’une faux et de râteaux et des garnements plongeant dans une rivière (ou un étang). Les deux nageurs peuvent être Arthur et son frère Frédéric ou Arthur et Ernest Delahaye. 





Aucun ouvrage n’ayant, semble-t-il, reproduit ce dessin (il est absent du très bel ouvrage iconographique Autour de Verlaine et de Rimbaud réalisé en 1949 pour la Bibliothèque Doucet et Gallimard), on ne peut pas douter pourtant que l'ensemble ne se rapporte à Rimbaud puisque Delahaye écrit à Verlaine. Le dessin semble  synthétiser symboliquement divers aspects de l'existence du poète de Charleville. (La Bibliothèque reste muette sur ce sujet).