lundi 22 juillet 2013

Rimbaud : La Lettre de Gênes de 1878 Texte intégral d'après les photos des manuscrits

Texte intégral de La Lettre de Gênes

(selon l’essai :
Rimbaud Un pierrot dans l’embêtement blanc
Lecture de  la Lettre de Gênes de 1978
- Paris : L’Harmattan, juin 2013)

P. S : L’édition numérisée du livre date de 2009.
Elle est donc largement obsolète. 
Tous les extraits visibles sur Internet sont dépassés. 
Il est donc vivement conseillé aux nouveaux lecteurs de rechercher
l'édition 2013 (ou un tirage postérieur s'il existe).
Le moyen le plus simple pour savoir si l'on dispose d'une bonne édition 
est de vérifier, page 11, s'il y a bien au total, 22 notes. 
 





Lettre de Gênes de Rimbaud Texte intégral revu d'après le manuscrit

Texte intégral de La Lettre de Gênes

(selon Rimbaud Un pierrot dans l’embêtement blanc
Lecture de  la Lettre de Gênes de 1978. 
- Paris : L’Harmattan, juin 2013, pages 8 à 11.)


Gênes, le Samedi 1 Dimanche 17 Novembre 78
                                       
                             Chers amis

J'arrive ce matin à Gênes, et reçois
vos lettres. Un passage pour l'Egypte
se paie en or de sorte qu'il je  2 n’y a aucun
bénéfice. Je pars lundi 19 à neuf heures du soir.
On arrive à la fin du mois.
  Quant à la façon dont je suis arrivé ici,
elle a été accidentée et rafraîchie de temps
en temps par la saison. Sur la ligne
droite des Ardennes en Suisse, voulant
rejoindre, de Remiremont, la corresp. 3
Allemande à Wesserling, il m'a fallu passer
les Vosges, d'abord en diligence, puis à pied ;
aucune diligence ne pouvant plus circuler,
dans près de 4 cinquante centimètres de neige
en moyenne et par une tourmente signalée.                                  
Mais l'exploit prévu était le passage du
Gothard, qu'on ne monte plus en voiture à
cette saison, et que je ne pouvais passer en
voiture.
       A Altdorf, à la pointe méridionale du
lac des Quatre Cantons qu'on a côtoyé en vapeur
commence la route du Gothard. A Amsteg,
à une quinzaine de kilomètres d'Altdorf, la
route commence à grimper et à tourner selon
le caractère Alpestre5. Plus de vallée, on
ne fait plus que dominer des précipices,
par dessus les bornes décamétriques de la route.
Avant d'arriver à Andermatt, on passe
un endroit d'une horreur remarquable,
dit le pont du Diable, -moins beau pourtant
- que la Via mala 6 du Splügen, que vous
avez en gravure. A Göschenen, un village
devenant bourg par l'affluence des ouvriers,
(texte conforme à la photocopie du manuscrit.
C’était la seule partie vérifiable en 2009)

(…) on voit au fond de la gorge l'ouverture du fameux tunnel, les ateliers et les cantines de l'entreprise. D'ailleurs tout ce pays d'aspect si féroce est fort travaillé et travaillant. Si l'on ne voit pas de batteuses à vapeur dans la gorge, on entend un peu partout la scie et la pioche sur la hauteur invisible. Il va sans dire que l'industrie du pays se montre surtout en morceaux de bois. II y a beaucoup de fouilles minières. Les aubergistes vous offrent des spécimens minéraux plus ou moins curieux, que le diable, dit‑on, vient acheter au sommet des collines et va revendre en ville.
Puis commence la vraie montée, à Hospital7, je crois : d[’]abord8 presque une escalade, par les traverses, puis des plateaux ou simplement la route des9 voitures . Car il faut bien se figurer que l'on ne peut suivre tout le temps celle‑ci, qui ne monte qu'en zigzags8  ou terrasses fort douces, ce qui mettrait un temps infini, quand il n'y a à pic que 4 900 10  d'élévation pour chaque face, et même moins de 4 900, vu l'élévation du voisinage. On ne monte non plus à pic, on suit des montées habituelles, sinon frayées. Les gens non habitués au spectacle des montagnes apprennent aussi qu'une montagne peut avoir des pics, mais qu'un pic n'est pas la montagne. Le sommet du Gothard a donc plusieurs kilomètres de superficie.
La route, qui n'a guère que six mètres de largeur, est comblée tout du long8 à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui [fin de la page 2 sur le manuscrit] à chaque instant, allonge sur la route une barre d'un mètre de haut qu'il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil.
Voici ! plus un[e] ombre11 dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d'objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l'embêtement blanc qu'on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever le nez12 à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stala[c]tites, 13 l'oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l'ombre qu'on est soi‑même, et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu'un pierrot dans un four.
Voici à fendre13 plus d'un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une demi‑heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d'efforts, on s'encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d'eau salée 1,50. En route.
Mais le vent s'enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est‑ce ? (II n'y a de poteaux que d'un côté.) On dévie, on plonge jusqu'aux côtes, jusque sous les bras... Une ombre pâle derrière une tranchée : c'est l'hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et pierres14 ; un clocheton. A la [fin de la page 3 sur le manuscrit] sonnette un jeune homme louche vous reçoit ; on monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale15 de droit de pain et fromage, soupe et goutte.
On voit les beaux gros chiens jaunes16 à l'histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts les retardataires de la montagne [ ;] 17 le soir on est une trentaine, qu'on distribue après la soupe sur des paillasses dures et sous des couvertes18 insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en cantiques sacrés leur plaisir de voler19 un jour de plus les gouvernements qui subventionnent leur cahute20.
Au matin, après le pain‑fromage‑goutte, raffermis par cette hospitalité gratuite qu'on peut prolonger aussi longtemps que la tempête le permet, on sort : ce matin, au soleil, la montagne est merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts, des dégringolades kilométriques, qui vous font arriver à Airolo, l'autre côté du tunnel, où la route reprend le caractère alpestre, circulaire et engorgé, mais descendant. C'est le Tessin.
La route est en neige jusqu'à plus de trente kilomètres du Gothard. À 30 k. 21 seulement, à Giornico, la vallée s'élargit un peu. Quelques berceaux de vignes et quelques bouts de prés, qu'on fume soigneusement avec des feuilles et autres détritus de sapin qui ont dû servir de litière. Sur la route22 défilent chèvres, boeufs et vaches gris, cochons noirs. À Bellinzona, il y a un fort marché de ces bestiaux. À Lugano, à vingt lieues du Gothard, on prend le train et on va de l'agréable lac de Lugano à l'agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu.
Je suis tout à vous, je vous remercie et dans une vingtaine de jours vous aurez une lettre.

Votre ami.

Notes :

 1     « Samedi » est rayé sur le manuscrit. Berrichon n’écrit pas « Dimanche »
 2     « Je » est rayé sur le manuscrit
3         « La corresp. » : abréviation courante chez Rimbaud qui, de toute façon, déteste couper les mots en fin de ligne.
4         près de (cinquante) : « près de », rayé sur le manuscrit.
5         « caractère Alpestre » : (…) une majuscule inutile pour « Alpestre ».
6         Rimbaud est parfois fâché avec les majuscules : Il écrit « pont du Diable » (au lieu de Pont du Diable, ou Pont-du-Diable) et via Mala (au lieu de Via Mala, ou Vià Mala) 
7         Rimbaud a bien écrit « Hospital », ancien nom du village actuel « Hospenthal »
8         Houin et Bourguignon (mais pas Berrichon), en 1897, conformément au manuscrit de la page 2, ont bien écrit « zigzags ». La publication par Jacques Bienvenu sur son blog : « Rimbaudivre », fin août 2011, du fac-similé des pages 1 et 2, fourni par Alain Tourneux, indique en outre que Rimbaud a écrit « dabord », sans apostrophe (l. 22) et « tout du long » (l. 36 du manuscrit).  
9       En fait, les mots « sans » et « des » se chevauchent.
10      Rimbaud écrit « 4 900 d'élévation », sans préciser « 4900 mètres ».
11      Rimbaud a oublié de mettre « ombre » au féminin, il écrit « un ombre » !
12      Pierre Brunel note « Le nez » en surcharge sur « la tête » (nom rayé ?)
13   Rimbaud a écrit « stala[c]tites » ; « à fendre » occupe l’interligne supérieur.
14      Rimbaud a écrit « de sapin et pierres ». (Berrichon écrit en 1897 dans La   
        Vie de Jean-Arthur Rimbaud et en 1899 dans l’édition des Lettres (…)
        Egypte,  Arabie, Ethiopie : « de sapin et de pierres »)
15        Rimbaud a écrit « où on vous régale ». P. Berrichon écrit en 1897 et en 1899 : « où  l’on vous régale ».
16       les beaux gros chiens jaunes » sont évidemment les chiens saint-bernard. En 1877, « Le chien de montagne » vient d’être montré en gravure, page 7,  dans Le Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, publié en 1877. L’auteur vante « les plus beaux », « ceux du mont Saint-Bernard », « des Pyrénées » et « de l’Auvergne » ! 
17      Il convient d’ajouter un point virgule absent, entre « montagne » et « le soir »
18      La leçon du manuscrit est « couvertes » et non « couvertures »
19      La 1ère édition, effectuée par Houin et Bourguignon, note  un point d’interrogation parasite après le mot « voler ». Cet indice, ajouté à la suppression de la répétition du mot « voiture », semble démontrer une intervention d’Isabelle Rimbaud qui n’a pas confié l’original de la Lettre aux premiers éditeurs Houin et Bourguignon.
20     Des commentateurs nombreux et imprudents évoquent des moines. Rimbaud écrit qu’il s’agit bien d’« un établissement civil » (géré par une famille d’Airolo) !
21     Rimbaud a écrit « trente k ». Berrichon corrige à chaque fois : « à trente kilomètres ».
                                22   A la fin du mot « route », un « s » malencontreux a été biffé. 
Grâce à la persévérance de Jacques Bienvenu, les photographies d’une copie, tardivement retrouvées par Alain Tourneux, ont été publiées en août 2012, au cœur de l’ouvrage collectif Rimbaud « littéralement et dans tous les sens » des Classiques Garnier (pp. 59-62), après l’article L’édition de la lettre de Gênes.

                        P. S : L’édition numérisée du livre qui date de 2009 est largement
obsolète. Tous les extraits visibles sur Internet sont donc dépassés.  

dimanche 21 juillet 2013

Redécouverte des quatre pages manuscrites de la Lettre de Gênes de Rimbaud

Un événement considérable : la redécouverte du manuscrit de la Lettre de Gênes de 1878

Dernière lettre de Rimbaud écrite en Europe, La Lettre de Gênes a souvent donné lieu à des publications fautives, du fait que le manuscrit complet  et même son fac-similé ont disparu après une dernière apparition lors de l’exposition du centenaire de Rimbaud à la Bibliothèque Nationale en 1954. Jusqu’en 2009, on ne connaît et publie que le fac-similé de la première page (même si quelques rimbaldiens privilégiés et qui se sont bien gardés de le dire ont eu accès au document complet de quatre pages). De toute évidence, tous les rimbaldiens ne sont pas égaux à propos de l’accès à certains documents.       

Il a fallu la patience et l’obstination du rimbaldien Jacques Bienvenu pour qu’Alain Tourneux, longtemps conservateur du Musée Rimbaud consente à faire enfin des recherches sérieuses et retrouve « à sa place et sans difficulté les photographies des quatre pages ! », nous dit Jacques Bienvenu .
Toujours grâce à Jacques Bienvenu, ces quatre photographies sont publiées depuis août 2012 dans l’ouvrage Rimbaud « littéralement et dans tous les sens » Hommage à Gérard Martin et Alain Tourneux, Classiques Garnier, 2012.
On pouvait déjà auparavant apprécier la publication par Jacques Bienvenu, sur son blog : « Rimbaudivre », fin août 2011, du fac-similé des pages 1 et 2, fourni par Alain Tourneux.

Comme je l’indique dans la nouvelle édition juin 2013 de mon livre, Rimbaud Un pierrot sans l’embêtement blanc Lecture de la Lettre de Gênes de 1978  (édition revue et corrigée à la suite de ces publications » : « Ces quatre reproductions photographiques occupent les pages 59 à 62 et suivent l’article que Jacques Bienvenu consacre à L’Edition de la Lettre de Gênes, pp. 51-55. Puisqu’il a tiré toutes les leçons du manuscrit ainsi reproduit, l’auteur offre la meilleure lecture possible de La Lettre (reproduite dans son intégralité, pp.56-58, avec quelques notes sobres en bas de page). »

J’étais surtout intéressé par le passage poétique qui occupe les lignes  4 à 18 de la page 3 et dont j’ai fait une publication à la typographie délibérément « sacrilège », pour « mettre en évidence anaphores, ellipses verbales, et rythme poétique. »

Voici, reproduite en couleur (elle est en noir et blanc dans le livre), la page 73 de mon livre,

                  

Extrait de la page 3 du fac-similé, lignes 4 à 18.