mardi 20 août 2019

Aurélie Filippetti entre dans la rimbaldo-fiction


La rimbaldo-fiction, un exercice littéraire en pleine expansion   

Si on se limite aux processus d’identification  et aux projections plus ou moins narcissiques, l’exemple le plus récent est fourni par l’ancienne ministre Aurélie Filippetti dans Libération le 11 août 2019.
   
Qu’est-ce que la rimbaldo-fiction ?

Ce n’est pas un genre puisqu’elle touche à plusieurs types de récits romanesques. C’est plutôt un groupe de fictions hétéroclites qui introduit le personnage de Rimbaud dans tout ou partie d’un récit ou, construisant des avatars s’inspirant d’un certain état de la Vulgate, les font évoluer dans l’espace et le temps historique ou, au-delà, dans l’univers de l’uchronie.      
Ces avatars peuvent se nommer Arthur Cimber, Arthur Verlerin, Lucien Fleurier, Jean Le Monnier, Robert, Ali Abdallah, Eugène Frolon, Jovedi Merdouilla, Miss Rimbaud, Jean, Randall Terence Rode, Rimbaldo… (Rimbaud n’avait-il pas montré le premier l’exemple en se faisant appeler Rimbe, RBD ou Abdu Rimbo ?)
Il suffit parfois d’un élément du corps de Rimbaud, sa jambe (coupée ou non), son fémur, son squelette ou d’un vêtement réel ou supposé tel, une semelle, un chapeau, d’un descendant imaginaire, sa fille par exemple, pour que l’imagination se mette en branle.
Dernièrement, après avoir fait croire à l’auteur de bande dessinée dans son jeune âge, sont apparus les chevaux de Rimbaud, sa montre… Nul doute qu’on fera bientôt un sort au révolver qui l’a blessé, à ses maisons (souvent fictives puisqu’elles ont souvent été détruites), à ses boissons, à sa civière, que sais-je encore !  
Dans cette existence jugée sans doute trop courte, on ajoute des événements : le mariage, l’entrée à l’Académie, le Nobel (refusé), et bien sûr des rencontres fictives : avec Joseph Conrad, Lautréamont, Pétain, Karl Marx, Billy le Kid…           
Il ne faudrait pas croire que ce type de fictions ne fait intervenir que des auteurs jugés mineurs. Après Louis Aragon, Jean-Paul Sartre, Pierre Minet, Henry Miller, Jack Kerouac, Alain Blottière, Xavier Grall, sont intervenus Dominique Nogues, Pierre Michon, Philippe Sollers, Philippe Claudel, Jean d’Ormesson… On doit aussi noter les participations  de Franz Bartelt, des deux Besson (Philippe et Patrick, sans doute surpris d’être associés ici), de Patrick Deville, d’Alain Jaubert et de Philippe Forest… 
Dans la rimbaldo-fiction, on rencontre le pire et le meilleur. En plus des romans en tout genre (classiques, policiers ou de science-fiction), il faut évidemment intégrer la bande dessinée, les portraits dessinés plus ou moins fantaisistes, les détournements photographiques, le film et le téléfilm, parfois le rock et la chanson.
Il convient d’ajouter les hagiographies, les biographies romancées au style racoleur dont les dialogues prétendument « reconstitués » et certaines situations supposées sont tous deux inventés. Depuis quelques décennies, la biographie paraît en crise au point que l’on voit naître la fiction biographique, l’anabiographie, la métabiographie, la non-biographie, l’exobiographie, la bio-fiction ou la biographie intérieure…
Les causes de la naissance d’un tel amalgame de fictions qui considère Rimbaud comme un personnage de fiction paraissent claires. Oui, la vie de Rimbaud, malgré la multitude, voire la pléthore exponentielle et parfois redondante d’ouvrages qu’on lui a consacrée, au point de créer « une rimbaldothèque obèse et diabétique » pour Jean-Philippe Djian, présente encore trop de zones d’ombres irréductibles. Comme son oeuvre qui n’est pas « adressée », sans destinataire, échappe dans les Illuminations surtout, à ce que Jean-Luc Steinmetz appelle « le référent biographique », il est tentant de combler le vide laissé par de tels mystères en créant des fictions compensatrices, lesquelles restaurent l’unité supposée d’une vie et d’une oeuvre.



Rimbaldo-fiction et  projections plus ou moins narcissiques

Des fictions s’introduisent parfois familièrement dans le vécu de Rimbaud et s’enhardissent au point de devenir des projections plus ou moins narcissiques. La plus emblématique, en français dès 1952, est celle de l’écrivain américain Henry Miller dont le récit  The Time of the Assassins datant de 1946, est traduit différemment selon les époques ultérieures.
Ce « piège identificatoire », l’auteur originaire du Québec, Claude Jasmin plonge dedans en 1969 quand il écrit : Rimbaud, mon beau salaud ! publié à Montréal aux Éditions du jour.
Le ton très subjectif de Xavier Grall dans son essai : Arthur Rimbaud : La Marche au soleil, suivi de "La mère Rimb", paru chez Mazarine en 1980, n’est pas très  éloigné de celui de Claude Jasmin.
On ne peut pas aussi simplement ranger Alain Borer qui publie Rimbaud en Abyssinie
aux Éditions du Seuil, en 1984, dans la catégorie des rimbaldiens « narcissiques ». Ce point de vue serait trop réducteur. En revanche, son essai inclassable semble bien avoir sa place dans la collection « Fiction & Cie ». À 27 ans, le même âge que Rimbaud quand il arrive à Harar, Alain Borer entreprend de partir sur les traces du poète de Charleville devenu négociant, trafiquant en Abyssinie.
L’auteur de bandes dessinées et romancier Jean Teulé était déjà connu en 1991 pour son esprit facétieux et excentrique quand il publie chez Julliard Rainbow pour Rimbaud. À Charleville, Robert, natif de la ville en 1954, 36 ans, 2 m 10, s’enferme dans l’armoire noire de son enfance. C’est son bateau. De temps en temps, il récite des poèmes de Rimbaud. Il faut dire qu’il connaît par cœur les 1249 pages de l’édition de la Pléiade (édition Antoine Adam) qui ne le quitte jamais...
En 2006, Michel Étiévent ne manque pas d’audace quand il baptise « balade au cœur de la vie et de l’oeuvre de Rimbaud », son récit intitulé : La Semelle de Rimbaud, publié aux Éditions de la Differrance. L’auteur tutoie familièrement Rimbaud. En plus d’un processus courant d’identification, il met ses pas dans ceux du poète sans aucun respect ni de la chronologie ni d’un minimum de la vérité biographique.
Deux ans plus tard, en 2009 : Jacques Vialat propose Arthur Rimbaud autobiographie non autorisée, un ouvrage publié aux Éditions Thor. 
Plus narcissique que Jacques Vialat, tu meurs ! Ça commence avec les deux couvertures présentant les visages, tête bêche, de Rimbaud et de l’auteur !  Sur les pages de gauche, en italique, les poèmes de Rimbaud qui accompagnent le récit (subjectif) de sa vie, sur les pages de droite, à la première personne... Dans une deuxième partie du livre intitulée Le Corps volé, Rimbaud « s’est introduit dans le corps de Jacques Vialat, en a dompté la main, saisi la plume »…
L’écrivain Philippe Forest, un auteur apprécié par la critique, publie Une fatalité de bonheur chez Bernard Grasset, en mars 2016. C’est un abécédaire très personnel, constitué à partir de mots ou de thèmes empruntés à Rimbaud. Philippe Forest s’approprie 25 mots du vocabulaire rimbaldien  pour leur accoler un commentaire généralement autobiographique afin d’en faire « une lecture de sa vie »…

L’exemple le plus récent : L’exercice d’admiration d’Aurélie Filippetti

Au cours de l’été 2019, le quotidien Libération ouvre une rubrique « Admiration » qui permet à Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la Culture, de publier « Arthur Rimbaud L’Illumineur » exprimant une « fraternité adolescente pour le poète réfractaire de Charleville ». (Aussitôt salué et qualifié le 12 août 2019 de « texte enchanteur », « à lire absolument » par Bernard Pivot, sur son compte twitter)
Ce qui permet de suspecter l’auteure d’un souci d’identification dans ce récit d’un compagnonnage fraternel et indulgent, ce sont les citations de Rimbaud (exactes ou adaptées), non attribuées et exemptes de guillemets. Dès le départ, elle écrit : « Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre ». (Allusion non explicite à la lettre du 2 novembre 1870 adressée à Georges Izambard). Elle ajoute « sérieusement » à « J’ai 16 ans », renvoyant au fameux vers : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » (du poème Roman). « Je rêve, il fait beau et j’embrasse l’aube d’été » (contiguïté d’un fragment personnel d’une citation adaptée) : elle arrive avec deux heures de retard à l’oral du bac : rebellion ou distraction ?
Toujours sans guillements, l’auteure paraphrase : « (…) je suis l’homme aux semelles de vent (…) et j’ai confiance en ses étoiles, qui au ciel ont un doux frou-frou. » (Allusion à Ma Bohême)        
 Elle rappelle que Rimbaud « arpentait la France d’Est à Paris » et ajoute « j’étais son féal » (en séchant les cours). Si « Je est un Autre », « j’y entends « Je est Rimbaud ». « Il faut dire qu’il me parle depuis longtemps et il me semble qu’il ne parle qu’à moi ».
Suit un passage illustrant : « Je suis une lointaine poétesse de 7 ans ». Trois ans plus tard, elle apprend par cœur Le Dormeur du val avec « son coup de tonnerre final », « la mort » : « deux trous sur le côté ».
La proximité avec Rimbaud est aussi géographique : « Rimbaud vient, et moi aussi, des terres de l’Est où les cicatrices de la guerre sont partout ». Elle évoque le père militaire absent « qui aurait pu l’arracher seul à l’austérité maternelle fermant le livre du seul devoir ». (Allusion au très beau poème Les poètes de sept ans : Et la  Mère fermant le livre du devoir S'en allait satisfaite et très fière...).
Autre mimétisme : « Rimbaud est un élève, éternel bon élève et moi aussi ». Retour sur les 16 ans quand « la norme sociale est abjecte ». Rimbaud est « absorbé par un long constant raisonné dérèglement de tous les sens ». (Allusion pour les seuls « lettrés » à la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). « C’est ma révolte aussi et elle est littéraire donc sans risque » confesse Aurélie Filipetti. 
Autre confession : « J’ai 20 ans, c’est le pire âge de ma vie, et Rimbaud a perdu son mystère ». Avant de paraphraser, pour finir, Le Bateau Ivre, l’auteur imagine Verlaine avec « son cœur (…) plein de caporal, celui d’Arthur bave à la poupe » ! Voilà une interprétation curieuse et bien hérétique du poème Le Coeur supplicié, généralement considéré comme le récit d’un viol subi par Rimbaud.       
Le portrait sympathique de Rimbaud tel qu’il transparaît dans cet exercice d’admiration, celui de « l’illumineur » d’une enfance et d’une  adolescence, à mille lieues du « poète maudit », est évidemment indulgent et fortement subjectif.