mercredi 4 avril 2012

Rimbaud Un pierrot dans l'embêtement blanc Nouveau tirage et interview



Rimbaud un "pierrot" dans "l'embêtement blanc" Nouveau tirage et interview

Il serait temps que je signale le nouveau tirage, revu et corrigé, de Rimbaud un pierrot dans l’embêtement blanc.

Comme l’excellent site de Bernard Strainchamps : « bibliosurf.com » n’existe plus, je me permets de reproduire ici l’interview qu’il m’avait accordée en 2009, après la publication de mon essai sur Rimbaud

1. Isabelle Rimbaud n’a-t-elle pas été « ce qui se fait de mieux » du côté des ayants droit ?
Isabelle Rimbaud a effectivement été très habile dans sa mainmise sur la personne de Rimbaud affaibli par la maladie (même si elle s’est montrée une sœur aimante et une infirmière attentive lors du retour d’Afrique). Elle a fait main basse sur l’œuvre comme sur l’héritage de son frère. Dès la mort du poète en 1891, alors qu’elle ne connaît pas encore un seul vers de lui, elle va tenter de contrôler tout ce qu’on peut publier de lui ou écrire sur sa personne. Elle empêche les premiers biographes Houin et Bourguignon de publier en volume leurs travaux. Elle considère qu’il vaut mieux détruire que publier tout texte rimbaldien qui porterait atteinte à sa réputation ou à celle de sa famille. Elle contribue fortement à la construction d’un Rimbaud catholique, aussitôt exploité par les Claudel, Rivière, Daniel-Rops, Stanislas Fumet et consorts qui n’attendaient que cela pour l’annexer à leur camp. Elle et Paterne Berrichon, « le beau-frère posthume », vont tripatouiller allègrement la correspondance de Rimbaud et c’est une chance que La Lettre de Gênes soit à peu près intacte. Pratiquant la captation de sa pensée avant celle de son héritage, Isabelle pousse le culot jusqu’à écrire « Sans les avoir lues, je connaissais ses œuvres, je les avais pensées ». Elle pousse l’audace et le ridicule jusqu’à écrire : « J’étais avec lui (…) dans la neige du Saint-Gothard ». (Rimbaud, athée au moment de La Lettre, écrit toujours « Gothard »). Se considérant comme « seule dépositaire de ses pensées et de ses sentiments », elle affirme : « En fait de biographie, écrit-elle, je n’admets qu’un thème, c’est le mien ». Il faut rappeler que, face à elle, Verlaine a eu le mérite de publier avec patience l’œuvre de son ami, en empêchant le plus possible, mutilations ou censure.

2. Finalement, si Isabelle Rimbaud a arrangé la vérité, n’a-t-elle pas commis sans le savoir le bonheur de gens comme vous qui aiment chercher dans les livres.
Deux questions sur Isabelle Rimbaud, n’est-ce pas lui faire trop d’honneur ?
Je réponds, en tout cas, qu’elle n’a pas vraiment pas fait le bonheur des chercheurs. Elle a gravement faussé, et pour longtemps, l’image de Rimbaud du point de vie idéologique. Il en est résulté non seulement l’image claudélienne du « mystique à l’état sauvage » mais l’amorçage de celle du « voyant » prophétique. Elle a contribué à retarder la perception plus objective de Rimbaud de plusieurs décennies, malgré les travaux de Marcel Coulon, André Suarès, André Dhôtel ou Etiemble... Il est vrai que Rimbaud lui a facilité la tâche en construisant lui-même une part de son propre mythe. Tout au long du XXe siècle, chaque courant, chaque mode a ainsi tenté de se l’approprier, du communisme au surréalisme, des anarchistes aux existentialistes, avant les modes hippie, punk… ou les lectures structuralistes ou sémiotiques. J’ajoute que le roman de Philippe Besson, Les Jours fragiles, reconstituant le journal apocryphe d’Isabelle, ne rend pas service aux rimbaldiens sérieux. Cette « rimbaldo-fiction » abuse des droits fictionnels et revivifie le mythe.

3. Vous avez effectué un travail de rétablissement d’une vérité. Comment avez-vous procédé ?
Je n’ai pas la prétention d’avoir rétabli une vérité même si je me permets d’égratigner des auteurs qui ont négligé la lettre ou ont commis des petites erreurs ou des lapsus. Nous en commettons tous et l’infaillibilité rimbaldienne n’existe pas.
J’estime que c‘est un énorme privilège de publier un livre sur Rimbaud, si petit soit-il. J’exprime simplement « une » vérité reliée à toutes les autres puisque déduite de la confrontation avec le plus grand nombre de mes prédécesseurs, souvent illustres et éminents ou parfois obscurs.
Il existe, grosso modo, deux façons d’aborder Rimbaud. La première, selon moi désinvolte, consiste à improviser en faisant croire que l’on ignore tout ce qui a été écrit sur lui. La seconde, celle que j’adopte, consiste à prendre en compte l’immense « rimbaldothèque » constituée d’année en année depuis plus d’un siècle. J’ai la chance d’avoir à ma disposition, chez moi, l’essentiel de ce corpus constitué depuis 50 ans. Cela permet de se confronter aux divers points de vue et l’Index des noms de personnes, en fin de volume, rend compte de la variété et de la richesse de cette « Rimbaldie ».

4. En quelques mots, en quoi cette lettre de Gênes de 1878 est-elle importante dans l’œuvre de Rimbaud ?
L’importance de cette lettre n’est pas partagée par tous puisque, en plus d’un siècle, seulement 22 ouvrages français en ont publié le texte intégral.
Cette longue lettre est la dernière écrite depuis l’Europe, avant les lettres de Chypre, d’Arabie ou d’Afrique. C’est un jalon capital entre le « défroqué de la poésie » et l’aventurier.
Elle montre une attention inédite envers le monde réel et sa « réalité rugueuse ».elle cache surtout un dernier épanchement poétique, surgi comme à l’insu de son auteur et qui exprime l’angoisse de l’enlisement et la crainte de devenir, avant l’heure, un « tronçon immobile ». D’où l’importance des « indices corporels », tus ou exprimés, un aspect insuffisamment pris en compte jusqu’ici par la critique (sauf quand elle était thématique).
Mais cette lettre est l’objet d’un enjeu de taille. Elle gêne ceux qui veulent croire que Rimbaud est bien un « amputé vivant » de la poésie. Or, précisons bien qu’il s’agit ici d’un unique chant du cygne. La lettre ravit ceux qui l’instrumentalisent au profit du concept d’« œuvre-vie », un concept à mon avis abusivement surexploité.

5. A qui s’adresse ce livre ?
Il s’adresse en priorité à tous ceux qui apprécient Rimbaud et la poésie en général. En dépit de ses nombreuses et nécessaires références, le livre est lisible par tous. Le jargon des spécialistes en est absent. Parce qu’il serait absurde de connaître l’indicateur des chemins de fer et de ne jamais avoir pris le train, le ton du livre dénote une certaine empathie pour Rimbaud. Bien sûr, les lycéens qui doivent étudier le thème de la correspondance peuvent trouver dans ce petit ouvrage des éléments de réflexion.
Si la lecture de ce petit ouvrage peut pousser le lecteur à aller plus loin en lisant, par exemple, Yves Bonnefoy, Pierre Brunel, André Guyaux, Claude Jeancolas, Jean-Jacques Lefrère, Steve Murphy, Yves Reboul ou Jean-Luc Steinmetz, alors je serais ravi.
Pour finir, j’ajoute, peut-être parce que Rimbaud est au programme de l’agrégation de lettres, que l’année 2009-2010 sera une « grande année Rimbaud ». De nombreux ouvrages sont annoncés et les numéros spéciaux du Magazine littéraire (en septembre) et de la revue Europe (en ce mois d’octobre) n’en sont que les premiers signes.