Texte intégral de La
Lettre de Gênes
(selon Rimbaud Un pierrot
dans l’embêtement blanc
Lecture de la Lettre de Gênes de 1978.
- Paris : L’Harmattan, juin 2013, pages 8 à 11.)
Gênes, le Samedi 1
Dimanche 17 Novembre 78
Chers amis
J'arrive ce matin à Gênes, et reçois
vos lettres. Un passage pour
l'Egypte
se paie en or de sorte qu'il je
2 n’y a aucun
bénéfice. Je pars lundi 19 à
neuf heures du soir.
On arrive à la fin du mois.
Quant à la façon dont je suis arrivé ici,
elle a été accidentée et
rafraîchie de temps
en temps par la saison. Sur la
ligne
droite des Ardennes en Suisse,
voulant
rejoindre, de Remiremont, la
corresp. 3
Allemande à Wesserling, il m'a
fallu passer
les Vosges, d'abord en
diligence, puis à pied ;
aucune diligence ne pouvant
plus circuler,
dans près de 4
cinquante centimètres de neige
en moyenne et par une tourmente signalée.
Mais l'exploit prévu était le passage du
Mais l'exploit prévu était le passage du
Gothard, qu'on ne monte plus en
voiture à
cette saison, et que je ne pouvais
passer en
voiture.
A Altdorf, à la pointe méridionale du
lac des Quatre Cantons qu'on a
côtoyé en vapeur
commence la route du Gothard. A
Amsteg,
à une quinzaine de kilomètres
d'Altdorf, la
route commence à grimper et à
tourner selon
le caractère Alpestre5.
Plus de vallée, on
ne fait plus que dominer des
précipices,
par dessus les bornes
décamétriques de la route.
Avant d'arriver à Andermatt, on
passe
un endroit d'une horreur
remarquable,
dit le pont du Diable, -moins
beau pourtant
- que la Via mala 6 du Splügen, que vous
avez en gravure. A Göschenen,
un village
devenant bourg par l'affluence
des ouvriers,
(texte conforme à la photocopie du manuscrit.
C’était la seule partie vérifiable en 2009)
(…) on
voit au fond de la gorge l'ouverture du fameux tunnel, les ateliers et les
cantines de l'entreprise. D'ailleurs tout ce pays d'aspect si féroce est fort
travaillé et travaillant. Si l'on ne voit pas de batteuses à vapeur dans la
gorge, on entend un peu partout la scie et la pioche sur la hauteur invisible.
Il va sans dire que l'industrie du pays se montre surtout en morceaux de bois.
II y a beaucoup de fouilles minières. Les aubergistes vous offrent des
spécimens minéraux plus ou moins curieux, que le diable, dit‑on, vient acheter
au sommet des collines et va revendre en ville.
Puis commence la vraie
montée, à Hospital7, je crois : d[’]abord8 presque une
escalade, par les traverses, puis des plateaux ou simplement la route des9 voitures . Car il faut bien
se figurer que l'on ne peut suivre tout le temps celle‑ci, qui ne monte qu'en
zigzags8 ou terrasses fort
douces, ce qui mettrait un temps infini, quand il n'y a à pic que 4 900 10 d'élévation pour chaque face, et même moins
de 4 900, vu l'élévation du voisinage. On ne monte non plus à pic, on suit des
montées habituelles, sinon frayées. Les gens non habitués au spectacle des
montagnes apprennent aussi qu'une montagne peut avoir des pics, mais qu'un pic
n'est pas la montagne. Le sommet du Gothard a donc plusieurs kilomètres de
superficie.
La route, qui n'a guère que
six mètres de largeur, est comblée tout du long8 à droite par une
chute de neige de près de deux mètres de hauteur,
qui [fin de
la page 2 sur le manuscrit] à chaque
instant, allonge sur la route une barre d'un mètre de haut qu'il faut fendre
sous une atroce tourmente de grésil.
Voici ! plus un[e] ombre11 dessus,
dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d'objets énormes ; plus de
route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à
toucher, à voir, ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de
l'embêtement blanc qu'on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever
le nez12 à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en
stala[c]tites, 13 l'oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l'ombre qu'on est soi‑même,
et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait
aussi embarrassé qu'un pierrot dans un four.
Voici à fendre13
plus d'un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux
de longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une demi‑heure la tourmente
peut nous ensevelir sans trop d'efforts, on s'encourage par des cris, (on ne
monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on
y paie le bol d'eau salée 1,50. En route.
Mais le vent s'enrage, la
route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé
moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est‑ce ? (II
n'y a de poteaux que d'un côté.) On dévie, on plonge jusqu'aux côtes, jusque
sous les bras... Une ombre pâle derrière une tranchée : c'est l'hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine
bâtisse de sapin et pierres14 ; un clocheton. A la [fin de la page 3 sur le manuscrit] sonnette un jeune homme louche vous reçoit ;
on monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale15 de
droit de pain et fromage, soupe et goutte.
On voit les beaux gros
chiens jaunes16 à l'histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts
les retardataires de la montagne [ ;] 17 le soir on est une
trentaine, qu'on distribue après la soupe sur des paillasses dures et sous des
couvertes18 insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en
cantiques sacrés leur plaisir de voler19 un jour de plus les
gouvernements qui subventionnent leur cahute20.
Au matin, après le pain‑fromage‑goutte,
raffermis par cette hospitalité gratuite qu'on peut prolonger aussi longtemps
que la tempête le permet, on sort : ce matin, au soleil, la montagne est
merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts,
des dégringolades kilométriques, qui vous font arriver à Airolo, l'autre côté
du tunnel, où la route reprend le caractère alpestre, circulaire et engorgé,
mais descendant. C'est le Tessin.
La route est en neige
jusqu'à plus de trente kilomètres du Gothard. À 30 k. 21 seulement,
à Giornico, la vallée s'élargit un peu. Quelques berceaux de vignes et quelques
bouts de prés, qu'on fume soigneusement avec des feuilles et autres détritus de
sapin qui ont dû servir de litière. Sur la route22 défilent chèvres,
boeufs et vaches gris, cochons noirs. À Bellinzona, il y a un fort marché de
ces bestiaux. À Lugano, à vingt lieues du Gothard, on prend le train et on va
de l'agréable lac de Lugano à l'agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu.
Je suis tout à vous, je vous
remercie et dans une vingtaine de jours vous aurez une lettre.
Votre ami.
Notes :
1 « Samedi »
est rayé sur le manuscrit. Berrichon n’écrit pas « Dimanche »
2 « Je »
est rayé sur le manuscrit
3
« La
corresp. » : abréviation courante chez Rimbaud qui, de toute
façon, déteste couper les mots en fin de ligne.
4
près de (cinquante) : « près de », rayé sur le manuscrit.
5
« caractère
Alpestre » : (…) une majuscule inutile pour « Alpestre ».
6
Rimbaud est parfois fâché avec les majuscules :
Il écrit « pont du Diable »
(au lieu de Pont du Diable, ou Pont-du-Diable) et via Mala (au lieu de Via
Mala, ou Vià Mala)
7
Rimbaud a bien écrit « Hospital », ancien nom du village actuel « Hospenthal »
8
Houin et Bourguignon (mais pas Berrichon), en 1897, conformément
au manuscrit de la page 2, ont bien écrit « zigzags ». La publication par Jacques Bienvenu sur son
blog : « Rimbaudivre », fin août 2011, du fac-similé des pages 1
et 2, fourni par Alain Tourneux, indique en outre que Rimbaud a écrit « dabord », sans apostrophe (l. 22)
et « tout du long » (l. 36
du manuscrit).
9 En fait, les mots « sans » et « des » se chevauchent.
10 Rimbaud écrit « 4 900 d'élévation », sans préciser « 4900 mètres ».
11 Rimbaud a oublié de mettre
« ombre » au féminin, il écrit
« un ombre » !
12 Pierre Brunel note « Le nez » en surcharge sur « la tête » (nom rayé ?)
13 Rimbaud a écrit « stala[c]tites » ; « à fendre » occupe l’interligne supérieur.
14 Rimbaud a écrit « de sapin et pierres ». (Berrichon
écrit en 1897 dans La
Vie de Jean-Arthur Rimbaud et en 1899 dans l’édition des Lettres (…)
Egypte, Arabie, Ethiopie : « de sapin et de pierres »)
15
Rimbaud a écrit « où on
vous régale ». P. Berrichon
écrit en 1897 et en 1899 : « où
l’on vous régale ».
16
les beaux gros chiens jaunes » sont évidemment les chiens
saint-bernard. En 1877, « Le chien
de montagne » vient d’être montré en gravure, page 7, dans Le Tour
de la France par
deux enfants de G. Bruno,
publié en 1877. L’auteur vante « les
plus beaux », « ceux du mont Saint-Bernard », « des
Pyrénées » et « de
l’Auvergne » !
17
Il convient d’ajouter un point virgule absent, entre
« montagne » et « le soir »
18
La leçon du manuscrit est « couvertes » et non « couvertures »
19
La 1ère édition, effectuée par Houin et Bourguignon, note un point d’interrogation parasite après le
mot « voler ». Cet indice,
ajouté à la suppression de la répétition du mot « voiture », semble démontrer une intervention d’Isabelle
Rimbaud qui n’a pas confié l’original de la Lettre aux premiers éditeurs Houin et
Bourguignon.
20
Des commentateurs nombreux et imprudents évoquent des moines. Rimbaud
écrit qu’il s’agit bien d’« un
établissement civil » (géré par une famille d’Airolo) !
21
Rimbaud a écrit « trente
k ». Berrichon corrige à chaque fois : « à trente kilomètres ».
22 A
la fin du mot « route », un
« s » malencontreux a été biffé.
Grâce à la persévérance de Jacques
Bienvenu, les photographies d’une copie, tardivement retrouvées par Alain
Tourneux, ont été publiées en août 2012, au cœur de l’ouvrage collectif Rimbaud « littéralement et dans tous
les sens » des Classiques Garnier (pp. 59-62), après l’article L’édition de la lettre de Gênes.
P.
S : L’édition numérisée du livre qui date de 2009 est largement
obsolète. Tous
les extraits visibles sur Internet sont donc dépassés.
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