La
rimbaldo-fiction, un exercice littéraire en pleine expansion
Si on se limite aux processus
d’identification et aux projections plus
ou moins narcissiques, l’exemple le plus récent est fourni par l’ancienne
ministre Aurélie Filippetti dans Libération
le 11 août 2019.
Qu’est-ce
que la rimbaldo-fiction ?
Ce n’est pas un genre puisqu’elle touche à
plusieurs types de récits romanesques. C’est plutôt un groupe de fictions
hétéroclites qui introduit le personnage de Rimbaud dans tout ou partie d’un
récit ou, construisant des avatars s’inspirant d’un certain état de la Vulgate,
les font évoluer dans l’espace et le temps historique ou, au-delà, dans
l’univers de l’uchronie.
Ces avatars peuvent se nommer Arthur
Cimber, Arthur Verlerin, Lucien Fleurier, Jean Le Monnier, Robert, Ali
Abdallah, Eugène Frolon, Jovedi Merdouilla, Miss Rimbaud, Jean, Randall Terence
Rode, Rimbaldo… (Rimbaud n’avait-il pas montré le premier l’exemple en se
faisant appeler Rimbe, RBD ou Abdu Rimbo ?)
Il suffit parfois d’un élément du corps de
Rimbaud, sa jambe (coupée ou non), son fémur, son squelette ou d’un vêtement
réel ou supposé tel, une semelle, un chapeau, d’un descendant imaginaire, sa
fille par exemple, pour que l’imagination se mette en branle.
Dernièrement, après avoir fait croire à
l’auteur de bande dessinée dans son jeune âge, sont apparus les chevaux de
Rimbaud, sa montre… Nul doute qu’on fera bientôt un sort au révolver qui l’a
blessé, à ses maisons (souvent fictives puisqu’elles ont souvent été
détruites), à ses boissons, à sa civière, que sais-je encore !
Dans cette existence jugée sans doute trop
courte, on ajoute des événements : le mariage, l’entrée à l’Académie, le
Nobel (refusé), et bien sûr des rencontres fictives : avec Joseph Conrad,
Lautréamont, Pétain, Karl Marx, Billy le Kid…
Il ne faudrait pas croire que ce type de
fictions ne fait intervenir que des auteurs jugés mineurs. Après Louis Aragon,
Jean-Paul Sartre, Pierre Minet, Henry Miller, Jack Kerouac, Alain Blottière,
Xavier Grall, sont intervenus Dominique Nogues, Pierre Michon, Philippe
Sollers, Philippe Claudel, Jean d’Ormesson… On doit aussi noter les
participations de Franz Bartelt, des
deux Besson (Philippe et Patrick, sans doute surpris d’être associés ici), de
Patrick Deville, d’Alain Jaubert et de Philippe Forest…
Dans la rimbaldo-fiction, on
rencontre le pire et le meilleur. En plus des romans en tout genre (classiques,
policiers ou de science-fiction), il faut évidemment intégrer la bande
dessinée, les portraits dessinés plus ou moins fantaisistes, les détournements
photographiques, le film et le téléfilm, parfois le rock et la chanson.
Il convient d’ajouter les
hagiographies, les biographies romancées au style racoleur dont les dialogues
prétendument « reconstitués » et certaines situations supposées sont
tous deux inventés. Depuis quelques décennies, la biographie paraît en crise au
point que l’on voit naître la fiction biographique, l’anabiographie, la
métabiographie, la non-biographie, l’exobiographie, la bio-fiction ou la
biographie intérieure…
Les causes de la naissance d’un tel amalgame
de fictions qui considère Rimbaud comme un personnage de fiction paraissent
claires. Oui, la vie de Rimbaud, malgré la multitude, voire la pléthore
exponentielle et parfois redondante d’ouvrages qu’on lui a consacrée, au point
de créer « une rimbaldothèque obèse
et diabétique » pour Jean-Philippe Djian, présente encore trop de
zones d’ombres irréductibles. Comme son oeuvre qui n’est pas
« adressée », sans destinataire, échappe dans les Illuminations
surtout, à ce que Jean-Luc Steinmetz appelle « le référent
biographique », il est tentant de combler le vide laissé par de tels
mystères en créant des fictions compensatrices, lesquelles restaurent l’unité
supposée d’une vie et d’une oeuvre.
Rimbaldo-fiction
et projections plus ou moins
narcissiques
Des fictions s’introduisent parfois
familièrement dans le vécu de Rimbaud et s’enhardissent au point de devenir des
projections plus ou moins narcissiques. La plus emblématique, en français dès 1952,
est celle de l’écrivain américain Henry Miller dont le récit The
Time of the Assassins datant de 1946, est traduit différemment selon les époques ultérieures.
Ce « piège identificatoire », l’auteur originaire du Québec, Claude
Jasmin plonge dedans en 1969 quand il écrit : Rimbaud, mon beau salaud ! publié à
Montréal aux Éditions du jour.
Le ton très subjectif de Xavier
Grall dans son essai : Arthur Rimbaud : La Marche au soleil, suivi
de "La mère Rimb", paru chez Mazarine en 1980, n’est pas
très éloigné de celui de Claude Jasmin.
On ne peut pas aussi
simplement ranger Alain Borer qui publie Rimbaud
en Abyssinie
aux Éditions du Seuil, en 1984, dans la catégorie des
rimbaldiens « narcissiques ». Ce point de vue serait trop réducteur. En
revanche, son essai inclassable semble bien avoir sa place dans la collection
« Fiction & Cie ». À 27 ans, le même âge que Rimbaud quand il
arrive à Harar, Alain Borer entreprend de partir sur les traces du poète de
Charleville devenu négociant, trafiquant en Abyssinie.
L’auteur de bandes dessinées et romancier
Jean Teulé était déjà connu en 1991 pour son esprit facétieux et excentrique
quand il publie chez Julliard Rainbow pour Rimbaud. À
Charleville, Robert, natif de la ville en 1954, 36 ans, 2 m 10, s’enferme dans
l’armoire noire de son enfance. C’est son bateau. De temps en temps, il récite
des poèmes de Rimbaud. Il faut dire qu’il connaît par cœur les 1249 pages de
l’édition de la Pléiade (édition Antoine Adam) qui ne le quitte jamais...
En 2006, Michel Étiévent ne manque pas d’audace quand il baptise « balade au cœur de la vie et de l’oeuvre
de Rimbaud », son récit intitulé : La Semelle de
Rimbaud, publié
aux Éditions de la Differrance. L’auteur
tutoie familièrement Rimbaud. En plus d’un processus courant d’identification,
il met ses pas dans ceux du poète sans aucun respect ni de la chronologie ni
d’un minimum de la vérité biographique.
Deux ans plus tard, en
2009 : Jacques Vialat propose Arthur
Rimbaud autobiographie non autorisée, un ouvrage publié aux Éditions Thor.
Plus narcissique que Jacques Vialat, tu
meurs ! Ça commence avec les deux couvertures présentant
les visages, tête bêche, de Rimbaud et de l’auteur ! Sur les pages de gauche, en italique, les poèmes
de Rimbaud qui accompagnent le récit (subjectif) de sa vie, sur les pages de
droite, à la première personne... Dans une deuxième partie du livre intitulée Le Corps volé, Rimbaud « s’est
introduit dans le corps de Jacques Vialat, en a dompté la main, saisi la
plume »…
L’écrivain Philippe Forest, un auteur apprécié par la
critique, publie Une fatalité de bonheur chez
Bernard Grasset, en mars 2016. C’est un abécédaire très personnel, constitué à
partir de mots ou de thèmes empruntés à Rimbaud. Philippe Forest s’approprie 25
mots du vocabulaire rimbaldien pour leur accoler un commentaire
généralement autobiographique afin d’en faire « une lecture de sa vie »…
L’exemple
le plus récent : L’exercice d’admiration d’Aurélie Filippetti
Au cours de l’été 2019, le quotidien Libération ouvre une rubrique
« Admiration » qui permet à Aurélie Filippetti, ancienne ministre de
la Culture, de publier « Arthur
Rimbaud L’Illumineur » exprimant une « fraternité adolescente
pour le poète réfractaire de Charleville ». (Aussitôt salué et qualifié le
12 août 2019 de « texte enchanteur », « à lire absolument »
par Bernard Pivot, sur son compte twitter)
Ce qui permet de suspecter l’auteure d’un
souci d’identification dans ce récit d’un compagnonnage fraternel et indulgent,
ce sont les citations de Rimbaud (exactes ou adaptées), non attribuées et
exemptes de guillemets. Dès le départ, elle écrit : « Je m’entête
affreusement à adorer la liberté libre ». (Allusion non explicite à la
lettre du 2 novembre 1870 adressée à Georges Izambard). Elle ajoute
« sérieusement » à « J’ai 16 ans », renvoyant au fameux
vers : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » (du
poème Roman). « Je rêve, il fait
beau et j’embrasse l’aube d’été » (contiguïté d’un fragment personnel
d’une citation adaptée) : elle arrive avec deux heures de retard à l’oral du bac :
rebellion ou distraction ?
Toujours sans guillements, l’auteure
paraphrase : « (…) je suis l’homme aux semelles de vent (…) et j’ai
confiance en ses étoiles, qui au ciel ont un doux frou-frou. » (Allusion à
Ma Bohême)
Elle rappelle que Rimbaud « arpentait la
France d’Est à Paris » et ajoute « j’étais son féal » (en
séchant les cours). Si « Je est un Autre », « j’y entends
« Je est Rimbaud ». « Il faut dire qu’il me parle depuis
longtemps et il me semble qu’il ne parle qu’à moi ».
Suit un passage illustrant :
« Je suis une lointaine poétesse de 7 ans ». Trois ans plus tard,
elle apprend par cœur Le Dormeur du val
avec « son coup de tonnerre final », « la mort » :
« deux trous sur le côté ».
La proximité avec Rimbaud est aussi
géographique : « Rimbaud vient, et moi aussi, des terres de l’Est où
les cicatrices de la guerre sont partout ». Elle évoque le père militaire
absent « qui aurait pu l’arracher seul à l’austérité maternelle fermant le
livre du seul devoir ». (Allusion au très beau poème Les poètes de sept ans : Et la Mère fermant le livre du devoir S'en allait satisfaite et très fière...).
Autre mimétisme : « Rimbaud est
un élève, éternel bon élève et moi aussi ». Retour sur les 16 ans quand
« la norme sociale est abjecte ». Rimbaud est « absorbé par un
long constant raisonné dérèglement de tous les sens ». (Allusion pour les
seuls « lettrés » à la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). « C’est
ma révolte aussi et elle est littéraire donc sans risque » confesse
Aurélie Filipetti.
Autre confession : « J’ai 20
ans, c’est le pire âge de ma vie, et Rimbaud a perdu son mystère ». Avant
de paraphraser, pour finir, Le Bateau
Ivre, l’auteur imagine Verlaine avec « son cœur (…) plein de caporal,
celui d’Arthur bave à la poupe » ! Voilà une interprétation curieuse et
bien hérétique du poème Le Coeur
supplicié, généralement considéré comme le récit d’un viol subi par
Rimbaud.
Le portrait sympathique de Rimbaud tel
qu’il transparaît dans cet exercice d’admiration, celui de
« l’illumineur » d’une enfance et d’une adolescence, à mille lieues du « poète
maudit », est évidemment indulgent et fortement subjectif.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire